COOPERER, CHANGER LA VIE

Les irréductibles de Longo Maï

 

QUE reste-t-il de ces communautés fondées, un peu partout en Europe, dans l'élan de l'après-68, par des rêveurs révoltés qui voulaient, à leur échelle, transformer le monde et changer la vie ? La plupart d'entre elles, une fois l'exaltation romantique retombée, ont sombré corps et biens. Mais certaines communautés ont évité le naufrage en restant fidèles à un idéal politique fondé sur la solidarité et la coopération.

 

par INGRID CARLANDER

 

Dans la salle de ferme aux murs de pierre nue, une cinquantaine de personnes dînent : une soirée ordinaire en montagne de Provence, à Longo Maï (1). De grands plats de daube fumante garnissent, avec les bouteilles de vin et les boules de pain maison, les longues tables en bois. " C'est urgent, on demande des gens pour l'équipe de bûcheronnage demain matin, il n'y a plus de bois pour le four à pain ", annonce une jeune femme qui fait circuler une liste d'inscription. Les enfants sont allés se coucher, après un copieux repas. Un père s'approche de la trésorière : " J'ai besoin de 200 francs pour acheter un jean à ma fille. " Elle puise dans la bourse commune et marque la somme dans son carnet de comptes. Ici, personne n'est salarié, mais on peut avoir son propre compte en banque. Tout le monde l'accepte, c'est le mode de vie.

Utopie ? ou réalisations concrètes ? Depuis vingt-trois ans ans, Longo Maï maintient ce double cap. Ce qui n'était au départ, en 1973, qu'une base de survie pour jeunes urbains gauchistes forme désormais un ensemble d'une dizaine de coopératives autogérées. Leurs réalisations concrètes ? Agriculture de moyenne montagne, hôtellerie rurale et petite industrie. Deux cents adultes, âge moyen trente-deux ans, et une centaine d'enfants vivent ensemble. Gravir à flanc de colline, face à la montagne de Lure, des pistes caillouteuses zigzaguant entre lentisques et chênes verts, ruches et pâturages pour moutons et chevaux ; pousser la porte de la ferme de Grange-Neuve, c'est débarquer à l'improviste dans une répétition des Carmina Burana : un désordre qui cache un ordre invisible orchestré par cette bande d'agriculteurs et de fortes têtes. Ces gens s'inscrivent dans la lignée des fermes tolstoïennes, des fouriéristes, des mennonites, mais, comme tout collectif qui vit autrement, Longo Maï n'en finit pas de faire l'objet d'accusations hargneuses (2). L'histoire de ce collectif remonte à 1973, quand une poignée de très jeunes gauchistes, le groupe Spartakus, aux prises avec les néonazis en Autriche, trouvent refuge en Suisse, s'intègrent au mouvement Hydra, lequel se met très vite à dos une bonne partie de l'establishment helvétique. Ces jeunes loups austro-suisses, poil à gratter de la société, redresseurs de torts acharnés, vomissent la bourgeoisie, les racistes et les militaires. Atypiques, ils s'opposent tant aux communistes qu'aux terroristes de la Fraction armée rouge, et se montrent aussi hostiles à la drogue qu'aux centrales nucléaires et aux méfaits à venir de la technicité et de la mondialisation. " Convaincus de détenir la vérité infuse, se souvient un témoin, les pacifistes engagés étaient bourrés d'autosatisfaction et de puces ; pourtant, la crasse, cela n'aide pas la révolution ! "

Mais des idées, ils en ont. Pour changer de vie et changer le monde, ils décident d'établir une base rurale à l'écart des villes, en pleine campagne déshéritée. L'utopie prend forme. L'auteur de son manifeste, c'est Roland Perrot, alias Rémi mort en 1993 soixante-huitard, ancien déserteur de la guerre d'Algérie, qui sera le maître à penser du phalanstère. Ainsi naît en Haute-Provence le premier " village pionnier européen ". Avec l'aide de Pierre Pelrin, berger et poète de Provence, ancien compagnon de Jean Giono au Contadour (3), Rémi a déniché 300 hectares de maquis traversés par les anciennes drailles, avec trois ruines à flanc de colline qui ne valaient pas un clou, à Limans, près de Forcalquier. C'est la Provence austère du Hussard sur le toit, riche en pierriers comme en paysages magiques, une région des Préalpes semi-arides gravement dépeuplée où la civilisation agricole est en voie de disparition.

" Ces néo-ruraux se sont installés sur des surfaces qu'aucun paysan n'aurait acceptées, avec la prétention d'y gagner leur vie alors que l'autochtone l'avait perdue " note l'écrivain Pierre Magnan, fils de Manosque (4). Il y a des années, les gens du pays étaient très réticents, moi aussi. " Pierre Pelrin, qui les a conseillés dès le début, se souvient : " Au début, ils ont suscité jalousies et rancoeurs parce que, inexpérimentés et boulimiques de projets, ces intrus dépensaient sans compter alors que les paysans d'ici étaient très pauvres. Et les Bas-Alpins sont méfiants ". Agir localement, penser globalement LE rêve de Longo Maï ? Faire fleurir les pierres, revivre la montagne. Tout en luttant pour le pacifisme et contre la société de consommation, le travail salarié, la famille traditionnelle et la routine. Pratiquer des actions citoyennes. Agir localement, penser globalement. Changer le monde. Parfois brutalement : ils feront jouer un peu trop souvent la confrontation musclée, les gros bras, ce qui a laissé à certains des souvenirs amers et a écorné leur réputation.

En fait, tout " anars " qu'ils sont, ils comprennent d'emblée qu'un bon financement ne peut pas nuire aux utopies. C'est tambour battant qu'ils vont mener des campagnes de collectes de fonds. Avec succès, surtout à Bâle leur siège administratif , plus ouverte à la conscience sociale. Le tout Bâle a fini par contribuer généreusement à leur financement, personnalités religieuses comme aristocratie de la grande chimie.

Le retour à la terre n'est pas fait pour de doux rêveurs. " Longo Maï vit, résiste aux attaques,... multiplie à son tour les offensives, crie ses révoltes avec violence, vient partout dans le monde,... crée de nouvelles fermes, apprend... à vivre autrement (5). "

En 1996, Longo Maï compte en France quatre coopératives agricoles plus une radio libre, Radio-Zinzine qui réalise, tous les mois, l'émission `` Dossiers nationaux `` avec le Monde diplomatique. Proche de Forcalquier, la colline de Limans pratique élevage et polyculture ; la ferme de Treynas est située en montagne ardéchoise, Cabrery, dans le Luberon, cultive vignes et oliviers. Le Mas du Granier, dans la plaine de la Crau, développe cultures maraîchères et conserverie. En Suisse, la ferme du Montois est perchée sur les pentes du Jura. Dans les Alpes autrichiennes, une petite ferme, Eisenkappel, fait l'élevage des moutons. S'y ajoutera une exploitation en Transcarpathie, (Ukraine) ; tandis qu'une nouvelle aventure, une ferme, démarre dans l'ancienne Allemagne de l'Est, au Mecklembourg. Longo Maï possède aussi deux petits hôtels et un village de vacances, les Magnans, proche de Forcalquier. Et la filature de Chantemerle, près de Briançon. Français, Autrichiens, Allemands et Suisses, avec quelques Scandinaves, Italiens et Espagnols, ils sont bien ancrés à la terre, ces anars propriétaires. Leur production ? Veaux, moutons, volailles et cochons, céréales, fruits et légumes, framboises, vin AOC, miel, confitures et conserves, huiles essentielles. Leurs activités : outre la vigne et la plantation de milliers d'arbres, c'est la restauration des bâtiments en ruine, la menuiserie, le bûcheronnage, l'aménagement d'un hameau. La filature suit toutes les étapes de la filière laine, jusqu'à la confection, qui bénéficie du label Woolmark. " Maintenant, ils sont à l'avant-garde, remarque leur voisin Pierre Pelrin. Car ils privilégient la culture douce de produits de qualité dans le cadre d'un développement rural équilibré. "

Naguère, plusieurs vagues de jeunes ont inondé Forcalquier, des curieux aux parasites. Un choc les attendait ! Les habitants de Longo Maï faisaient subir aux nouveaux venus une sélection drastique, après quoi les éléments rejetés repartaient ulcérés, alors qu'ils avaient escompté vivre dans un paradis rustique ! Ceux qui ont su rester ? C'étaient les cabochards, les bagarreurs, les plus solides, les plus passionnés. Leurs parcours sont très variés. Ce jeune de quinze ans s'enfuit du bahut, file à Longo Maï. Première fugue ; ses parents viennent le récupérer manu militari ; deuxième fugue, il reste, se brouille avec sa famille pendant un temps. Mais, pour faire rouvrir la petite école primaire de Limans aux enfants du pays, sa mère institutrice vient militer avec lui. D'ailleurs, beaucoup de parents séjournent à Longo Maï. Autre cas, une jeune informaticienne " J'avais un bon salair à Paris, mais ma vie n'avait aucun sens " laisse tout tomber et rejoint le collectif, où elle organise le réseau informatique.

Longo Maï, donc, une histoire mouvementée. En 1979, une meute de journaux européens lancent une attaque en règle : les gens de droite accusent ces jeunes loups d'être de dangereux anarchistes, et pour les vieux loups de gauche, ce sont des traîtres à la cause. Arrogance et maladresses faisaient d'eux la cible idéale. Ils osaient accueillir des gens de l'Est en pleine guerre froide. Et les services secrets de l'armée iront jusqu'à soupçonner ces antimilitaristes d'espionner Cadarache et le plateau d'Albion. Cependant, l'action politique de ces " pionniers " poursuit son chemin accidenté, cahoteux à l'occasion : c'est leur mode de vie. Exemple, l'argent récolté en Suisse sert à financer au Costa-Rica une base d'accueil pour les réfugiés sandinistes du Nicaragua. Sans relever d'une idéologie politique précise, leurs actions vont inclure l'accueil de réfugiés politiques, kurdes surtout, une campagne nationale pour libérer Otelo de Carvalho au Portugal, la fondation d'une coopérative avec les paysans journaliers d'Andalousie, et des ventions du Mali à la Nouvelle-Calédonie en passant par Madagascar et l'Europe orientale. Toutes actions investies d'un côté affectif, car elles démarrent par des contacts personnels. La communauté est constamment sur le qui-vive. En 1989, la police française s'invite. A l'aube d'un matin d'hiver, deux cents CRS et gardes mobiles débarquent dans la ferme de Provence qu'ils encerclent ; les ambulances attendent... Le matériel de la radio sera saccagé, deux Maliens extradés, un avocat kurde arrêté puis relâché. Bizarre opération : les renseignements généraux locaux ont refusé d'y participer. D'amis, Longo Maï n'en est guère privé (6). Leur nombre excite d'autant plus leurs très fidèles ennemis.

Un important champ d'action, c'est le Comité de défense des réfugiés et immigrés (Cedri), lequel s'est transformé en Forum civique européen. Chaque année au mois d'août, l'Est et l'Ouest se retrouvent sur la colline de Limans, où, sous les amandiers, la société est remise à plat. Longo Maï, qui anime une campagne européenne de soutien aux objecteurs de conscience et déserteurs de la guerre de l'ex-Yougoslavie, a fondé une agence de presse alternative, l'AIM, à laquelle collaborent une centaine de journalistes ; son antenne est à Paris. Parmi les abonnés, l'Unesco, le Foreign Office.

Longo Maï a décidé de s'ouvrir vers l'Est, le centre de l'Europe s'étant déplacé. Une petite équipe s'est installée en Transcarpathie, près d'Oujgorod, en Ukraine. Pour aider les paysans, et même ouvrir une école de français. Tout se fait avec la sueur et le cal des mains. Mais cela coûte cher, nécessite des campagnes de collecte d'argent. Au bureau de Bâle, les ordinateurs gèrent un fichier de dizaines de milliers de noms. On reconnaît que la gestion financière a commencé par être désastreuse. " Au début, on s'est lancé dans une politique d'emprunts à tout va. On se trouvait acculés à lancer d'autres emprunts afin de rembourser les premiers ! " En 1979, la dette s'élève à 32 millions de francs suisses ; en 1995, elle sera réduite à 9 millions. C'est encore trop, mais la situation financière apparaît clarifiée : Longo Maï vient d'être reconnu d'utilité publique par le canton de Bâle ville.

Les dons, qui s'élèvent en moyenne à 5 millions de francs suisses par an, vont aux investissements de base dans les coopératives, et aux actions politiques. Lesquelles sont décidées par l'ensemble de la communauté. Le mode de concertation est original, un produit maison : discussions amiables entrecoupées de coups de sang, accords et engueulades, " une technique de réflexion collective, douloureusement mûrie au fil des ans, mais qui n'est pas encore au point ", reconnaît-on là-bas.

L'aventure se déroule au jour le jour. Recette de base : une improvisation totale. Les équipes se constituent naturellement. En respectant le principe du collectif : éviter la spécialisation, " une maladie de notre société ". Donc chacun, femme ou homme, doit se montrer polyvalent, être imprimeur comme apiculteur, plâtrier, cuisinier, plongeur. " La réussite individuelle ? Ce n'est pas notre but. Nous refusons d'être salariés. On n'a pas encore trouvé la formule idéale, mais on la cherche. "

" Je ne distingue pas le travail du loisir, ou bien tout est loisir, ou bien tout est travail ", affirme un participant. " J'expliquerais notre forme de dynamisme, ajoute un autre, par une sorte de potentiel alchimique, une somme d'identités, d'espoirs et d'idées. " Mais la pression du groupe ? Cela reste un danger réel. Heurts, rébellions, divorces, conflits sentimentaux, routine, ennui, réconciliations : sans cesse en péril, la cohésion du groupe exige une bonne technique de négociation. Pour réussir cette vie en commun, il faut savoir mesurer les distances, doser réserve et chaleur humaine, se montrer sans illusions les uns sur les autres, être prêt à vivre une sorte de révolution permanente. Un outil radical pour éviter fractures et ruptures : l'ouverture sur l'extérieur, respiration indispensable. A Longo Maï, on multiplie les allées et venues incessantes entre les coopératives, on assiste aux réunions locales et nationales. Radio-Zinzine, mélange de gouaille et de sérieux, est très en prise avec l'extérieur : revues de presse nationales, entretiens, musique et littérature, tous y contribuent vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Si, au début, ces rebelles s'étaient installés avec l'intention de se débarrasser de la famille traditionnelle, les choses ont évolué, les couples sont plutôt stabilisés, beaucoup sont mariés. " Soudain on s'est retrouvés parents ! Nous avons fait rouvrir l'école de Limans pour que nos enfants suivent un cursus normal à l'extérieur. " Les plus âgés vont au collège et au lycée, deux ou trois étudient à l'université d'Aix-Marseille. Les jeunes habitent ensemble par groupes d'âge. Pour ce psychiatre de Bâle, " cela représente une expérience très intéressante de famille étendue ". Un groupe de dix-sept-vingt-trois ans souhaite continuer l'aventure de Longo Maï, mais de façon différente. D'autres préfèrent partir ; la coopérative essaie de les y aider financièrement. Cependant, il manque " un modèle de rôle " : des adultes qui gagneraient leur vie à l'extérieur.

" Aucune carte, nulle part, n'indique les chemins ", avouent-ils (7). En revanche, " l'imaginaire peut repartir et reconstruire paisiblement une nouvelle richesse (8). "



(1) Longo Maï signifie " que cela dure toujours " en provenç al. Son adresse est : BP 42, 04300 Forcalquier (Tel :
(16) 92 73 05 98.)
(2) Lire Gilbert-François Caty, Les Héritiers contestés : Longo Maï et les media d'Europe, Anthropos, Paris, 1983.
(3) Expérience de communauté utopique (et non une secte !) tentée en Provence par Jean Giono et un groupe de disciples dans les années 30.
(4) Auteur de nombreux romans, Pierre Magnan a récemment publié La Folie Forcalquier, Denoël, Paris, 1995.
(5) Luc Willette, Longo Maï, vingt ans d'utopie communautaire, Syros, Paris, 1993.
(6) Huguette Bouchardeau, Michel Cardoze, Georges Duby, René Dumont, Jean-Pierre Faye, Bernard Langlois, Pierre Magnan, Jean-Pierre Pelrin, Jean Ziegler, et naguère Friedrich Dürrenmatt, entre autres.
(7) Le Père Lapurge, hebdomadaire de Longo Maï, 1er janvier 1996.
(8) Pierre Pelrin, Le Contadour, mythes et réalités, Éditions Sud-Est Lumières, Digne, 1992.
Le Monde diplomatique - mars 1996 - Page 9
http://www.ina.fr/CP/MondeDiplo/1996/03/CARLANDER/2408.html